Black Joe Lewis, Eli Paperboy Reed, Lee Fields, Charles Bradley, Sharon Jones, The Dap Kings, Menahan Street band, Aloe Blacc, Cee Lo Green, Naomi Shelton, Mavis Staples, Jesse Dee, Amy Winehouse et son album de “genre” (avec les Dapkings sur 6 titres), Budos band… Autant de noms associés à une soul vivante, contemporaine, loin des éternels repackaging dans le style “The Golden Age of Soul” où on claquera en masse compacte le plus de titres possibles... salvateur et mortifère… mémoire compacte sans vision d’avenir large.
Ce 21 février, la soul vivait… Exsudait, transpirait, les paillettes avaient de la fièvre et les cuivres rutilaient pour de bons, soufflés par des hommes, pas samplés cheap par des machines, ajoutant la dimension de la respiration à la moiteur de nos bassins chaloupant malgré nous mais avec notre accord tacite.
Sur la scène du Grand Mix, faite pour servir la musique, apparaissent les pointures ultra précises du Menahan Street band dans la plus pure tradition soul, on joue deux titres et on annonce le chanteur… Ce n’est pas un concert, ce n’est pas un gala, c’est une revue, les Ikettes en embuscade mentale dans un coin du cerveau pendant que Martha and the Vandellas dansent dans la rue et dans nos têtes… L’impeccable batteur, Homer Seinweiss, est d’une rare élégance, rien n’est forcé, on joue tard sur le temps, calé dans le fond, sans pression martiale sur une batterie réduite à l'essentiel...Le bassiste; Nick Movsho, envoie un groove énorme calé lui aussi dans une vélocité soul très impressionnante, James Jamerson, le grand bassiste de la Motown (prenez cinq minutes de votre vie pour écouter la ligne de basse de What’s going on ?, c’est Jamerson.) devait sourire tout là haut de voir ce petit blanc mouliner aussi souplement en lui rendant hommage à chaque pulsion, comme le Bootsy Collin du live de James Brown à Paris. La soul, c’est une école instrumentale, on ne s’improvise pas soulbrutha’ parce qu’on le décide, c’est codifié, précis, chromé, lascif, sensuel, bondissant, sexy. Le guitariste arpège, illustre, joue sans susatin et sans effet, on fait clair, on élague…Le temps de poser le climat et arrive Charles Bradley qui sort son premier album à 62 ans… On pense un instant aux bouges et autres rades à matelot que cet homme a dû tenter de faire vibrer de sa Deep Soul tout au long de sa vie. Ne lui manquait que la cape de James Brown sanglé dans un fantastique et assumé costume rouge et noir… Le ravissement de cet homme était magnifique à voir, comme si, enfin, il avait droit à quelques rais de lumière pailletée consenti par les dieux soul de Wattstax qui planaient là haut, vigilants et roublards. La voix de screamer de Charles Bradley et sa soul ne sont pas révolution, elles sont ferveur et tradition, la soul devenant sous l’organe chaud une modalité d’expression de toutes les nuances du sentiment amoureux. The world is going up in flames chante Bradley et sa douleur ne souffre aucun doute quant à son authenticité. Ce chant là ne dupe pas…
Charles remercie beaucoup, parfois trop, en perd sa soul et sa micro, ébahi d’une salle pleine et d’un public qui l’écoute. On est ému pour lui. Ce n’est pas James Brown, personne ne l’a dit, surtout pas lui et on le sent quelque peu tétanisé comme s’il se demandait si on n’allait pas le renvoyer dans un club où il ferait trois fois par soir le même set pour 50 $ et le repas. On parle d’un homme qui a passé l’essentiel de son enfance dans la rue et qui a été cuisinier une bonne partie de sa vie. La seule lueur dans ce tableau noir ? La vision enfiévrée de James Brown à L’Apollo de 1962. Il a écumé les clubs de Brooklyn et il a retrouvé son frère mort, abattu par son neveu. De quoi forger une voix…
Arrive sans temps mort Lee Fields, le Menahan Street Band devenant en un éclair et sans le moindre changement de personnel The Expressions ! Lee est plus souple, plus félin, plus à l’aise aussi dans un style lover très affirmé, sans doute un peu moins marqué par l’inconfort de l’insuccès. Daptone l’a remis en selle, en soul et en salles depuis un moment. Le Little JB maîtrise mieux l’art subtil de toréer le public en lui faisant de la place pour qu’il entre dans la danse et qu’il se soul avec lui. Il saura exactement quand lâcher « Ladies », tubesque stomper de dancefloor qui fera même croire à certains beaufs avinés que l’on pouvait se comporter comme dans un Macumba pour quadra esseulés swinguant à contre temps sur l’air trop connu de « Papa veut se la jouer soulman ». On fera taire les malotrus vertement par l’intermédiaire d’un spécialiste des arts martiaux peu porté sur le peace and love de Bradley le temps de la remarque. Je ne m’y ferai jamais à ces pécores, j’assume, qui parlent tout le concert… On peut aussi aller à un concert de Blues avec un drapeau confédéré tant qu’on y est…
Lee bouge et swingue, feule et pose sa voix sur tout le monde, comme un voile de ce supplément d’âme soul que personne ne pouvait contester. Ce soir là, tous les clichés de la soul étaient vrais, vérifiés, estampillés, labellisés Daptone. C’était merveilleux. Pas l’Apollo d’Harlem, non, pas le gigantesque Wattstax et les cris de Jesse Jackson faisant hurler à la foule « I Am somebody » et non plus « something », « What time is it ? Nation time ! », le Grand mix, au propre comme au figuré. D’excellents ambassadeurs de la Soul nation ont porté haut les couleurs de ce drapeau qui n’aime pas qu’on différencie les couleurs. Charles Bradley reviendra adoubé par Lee Fields dans l’incroyable salopette de la pochette de son album, toujours aussi ému, toujours aussi émouvant. Quand il chante « love », c’est toute l’humanité qui passe, ce n’est pas la scansion ânonnée d’un parolier bâté qui cherche une rime avec « dove », il y a une vie qui passe et 62 ans d’attente. De quoi clore cette soirée, cette revue aux derniers feux rutilants de la section de cuivres fous qui n’allaient s’éteindre que tardivement, follets et ennuyés de nous laisser seuls.
One nation under a groove. Si.
Yann (Invité sous le régime de la communauté des biens).